le coran : sortir du cercle ?
le coran : sortir du cercle ?
le coran : sortir du cercle ? [*]
rémi
bragueuniversité paris 1
(texte paru dans critique, avril 2003, n° 671, p.232-251)
compte rendu de :luxenberg, christoph. die
syro-aramâische lesart des koran. ein
beitrag zur entschlûsselung der koransprache.
berlin : das arabische buch, 2000,
ix-311 p. ;prÉmare, alfred-louis
de . les
fondations de l'islam.. entre
écriture et histoire. paris : le seuil, 2000, 535 p.
un livre récent, dû au savant allemand christoph luxenberg
[1],
a peut-être effectué une véritable percée
dans le domaine des études coraniques. c'est pourquoi il m'a
semblé valoir la peine de le présenter au public
français, qui risquerait de passer à côté [2].
je suis conscient de n'avoir pour ce faire qu'une légitimité
bien légère : si j'ai appris l'allemand, je suis moins
arabisant que frotté d'arabe, et j'ignore le syriaque. en
conséquence, mon rôle ne peut être ici que
provisoire, en attendant mieux.
au
xixe siècle, on disait par plaisanterie que la première
langue sémitique était l'allemand, tant les auteurs
allemands ou de langue allemande (qu'on pense au hongrois i.
goldziher) avaient une position dominante dans les études
bibliques et islamologiques.
depuis lors, l'anglais a pris le dessus comme dans bien d'autres
domaines, et pour les mêmes raisons.
cependant,
il n'est guère possible de ne pas utiliser les travaux des
auteurs de langue allemande. mais que dis-je, on y arrive très
bien ! dans bien des travaux, il suffit de parcourir la bibliographie
pour s'en convaincre...
quant
aux vraies langues sémitiques, il faudrait être aussi
savant que luxenberg en arabe (littéral et dialectal) et en
syriaque pour discuter de façon efficace les résultats
de ce livre de pure philologie, et de lecture ardue. c'est très
loin d'être mon cas. je ne puis donc prétendre ici que
présenter ses résultats, sans pouvoir m'engager dans la
discussion critique approfondie qu'ils méritent et exigent [3].
en
effet, nous sommes peut-être en présence d'une
révolution, d'une révolution tranquille, et opérée
sans jamais enfler le ton. pour comprendre à quel point, il
faut esquisser un panorama de la situation actuelle.
le
problème
nous
croyons disposer aujourd'hui de bien des traductions du coran. il y
en a de tous les genres, du « scientifique » ennuyeux au
poétique supposé « à l'orientale »,
en passant par l'édifiant ou l'étymologico-fumiste. et
les libraires, dit-on, ont été surpris de voir les
ventes s'enfler subitement, après le 11 septembre. il est de
fait que le coran se vend bien. de là à soutenir qu'on
lirait ce que l'on a acheté, il y a un pas, car l'entreprise
est ingrate et demande de la part du lecteur non spécialiste
un exceptionnel sens du devoir [4]...
reste
à savoir si c'est bien le coran que l'on lit à travers
ces traductions. et déjà, si c'est bien le coran que
les traducteurs on traduit. outre les difficultés que doit
affronter tout traducteur, il en est en effet une spécifique,
préalable, et la plupart du temps invisible. c'est, pour le
dire en un mot, de ne traduire que le coran. et non pas
l'interprétation que la tradition des commentateurs médiévaux
a donnée de certains mots ou passages difficiles -- et ils ne
manquent. de ce point de vue il est d’ailleurs ironique de
constater que le musulman arabophone qui lit « son »
coran, qui l'écoute réciter, ou qui le récite
lui-même, est exactement logé à la même
enseigne que le philologue occidental.
on
croit lire écouter, traduire le coran. en réalité,
on ne fait que répéter les interprétations des
commentateurs qui à partir de la fin du ixe siècle, en
particulier à partir de tabari (m. 923) ont cherché
tout simplement à venir à bout du tissu d’obscurités
qui constitue le « livre clair. » c'est déjà
un grand mérite, de la part d’un traducteur de ne pas en
dissimuler l’existence derrière de beaux effets de style,
vernis lisse, miroir qui ne renvoie que l’image de l’interprète
lui-même et interdit de pénétrer jusqu’au sens.
les
traducteurs sérieux sont partis d'une décision de
principe, qui es d'éviter l'anachronisme en tentant de
n'expliquer le coran qu'à partir de lui-même et de
l'état de la langue arabe telle quelle était au w
siècle. on peut en nommer trois, par ordre chronologique :
vers l'anglais, richard bell [5],
vers le français, régis blachère [6],
vers l'allemand, rudi paret [7].
des travaux consciencieux de ce genre sont les seuls qui méritent
le nom de traductions du coran. mais ils infestent le texte de toutes
sortes de parasites graphiques : parenthèses explicatives,
points d’interrogation avouant le caractère hasardeux d’une
interprétation, crochets indiquant ce que l'on a ajouté
au texte pour le rendre intelligible. d'où chez le lecteur un
découragement certain et la tentation de se rabattre sur des
rendus plus lisibles, au besoin en dissimulant sa paresse derrière
une invocation au génie poétique des « orientaux
».
origine
et date du coran
par
ailleurs, nous ne savons pas quand le texte coranique l'on cherche
ainsi à comprendre, puis à traduire a pris sa forme
définitive.
la
tradition musulmane raconte la belle histoire d'un texte noté
sur des supports de fortune - les omoplates de chameau ont fait rêver
bien des savants. les divergences entre lecteur voire le risque de
disparition violente de ceux-ci pendant les guerres de conquête
auraient rendu nécessaire une fixation par écrit. une
commission réunie par le calife uthman aura établi un
texte définitif envoyé aux principales bases des
conquérants, les autres textes étant alors brûlés.
les
chercheurs occidentaux s'écartent de cette tradition, dans
deux directions contraires. deux livres anglais parus la même
année 1977 représentent deux tendances extrêmes.
pour
john wansbrough, le coran n'aurait atteint sa forme canonique que
deux siècles après la mort de mahomet [8].
à l'inverse, selon john burton, il aurait été
rassemblé du vivant même de celui-ci [9].
pourquoi
ne pas en rester à la tradition, telle qu'on vient de
l'esquisser ? parce qu'elle ne rend compte que d'une partie des
témoignages, qui se contredisent les uns les autres. le livre
de a.-l. de prémare [10]
nous aide à démêler cet écheveau. il a en
particulier le mérite de réunir et de présenter
en traduction, dans un appendice, le matériau brut des textes
sur lesquels il se fonde (p, 395-468), dont ceux qui rapportent la
collection du coran (p, 444-468). ces données sont
«étonnamment contradictoires» (p, 282) quant à
l'identité des personnes qui ont effectué la collecte
des textes, de celles chez qui il étaient en dépôt,
ainsi que sur la nature de ceux-ci, recueil ou feuilles séparées
(p, 285).
il
semble que la distinction entre le coran comme livre de dieu d'une
part, et d'autre part les propos attribués à mahomet
(hadith) ne se soit mise en place que progressivement. le coran et
certains hadiths seraient comme deux cristallisations d'un même
magma. le livre de dieu n'était considéré à
l'origine « que comme une sélection des propos de
muhammad » (p, 283). « le coran est un ensemble de hadîth
sélectionnés pour la récitation publique, et qui
est destiné à représenter le livre de dieu. la
constitution d'un coran semble avoir constitué pour une grande
part en cette composition sélective. ce fut l'une des tâches
assumées par les clercs de l'islam tout au long du r siècle
de l'hégire » (p, 318).
c'est
cette « indécision initiale » (p, 319) qui
explique par exemple que l'on retrouve dans le coran des
prescriptions figurant dans le hadith, mais sous une forme telle
qu'elles ne sont compréhensibles que dans un contexte
postérieur à la vie de mahomet. ainsi, les déclarations
tardives de celui-ci, qui ont été regroupées
dans ce qu'on appelle les discours de l'adieu, recommandent
d'observer une trêve rigoureuse pendant les mois sacrés
; ces dispositions sont atténuées dans le coran
lui-même car le contexte nouveau des guerres de conquête
aurait rendu absurde le respect de cette trêve (p, 320).
du
coup, la question de l'auteur du coran n'est pas close. pour l'islam
officiel, cet auteur est dieu et lui seul, en aucun cas mahomet, qui
n'a fait que recevoir passivement une dictée surnaturelle. les
non-musulmans ont coutume de parler de mahomet comme de l'auteur
réel, éventuellement inspiré, des textes
coraniques. les traditions anciennes contiennent cependant de quoi
suggérer un travail collectif, non seulement de recueil, mais
dans la rédaction de certains passages. dans cette rédaction,
un grand rôle semble avoir été joué par le
futur calife omar, dont le fils aurait dit : « aucun événement
ne se produisait, opposant l'opinion des gens à celle de omar,
sans que le coran ne soit révélé selon l'opinion
de omar » (p, 313-316).
faits
nouveaux
une
science s'est élaborée dans l'europe de la renaissance,
puis des lumières, enfin dans le cadre de l'historicisme du
xixe siècle, la philologie. elle a été appliquée
d'abord aux textes des classiques grecs et latins, puis généralisée
à tout texte, même moderne ou contemporain, profane ou
sacré. l'ancien et le nouveau testament sont disponibles dans
des éditions critiques qui se fondent sur la prise en compte
systématique des variantes contenues dans tous les manuscrits
anciens et témoignages indirects connus. or, pour le coran,
nous ne possédons rien de ce genre. les travaux de t. nöldeke
et de ses élèves ont abouti à une monumentale
histoire du coran, mais l'édition qui devait en sortir n'a pas
vu le jour.
certains
manuscrits sont connus, mais dispersés, et encore peu
exploités. d'autres n'ont été découverts
que récemment. c'est en particulier le cas d'une trouvaille
effectuée en 1972 lors de la reconstruction de la grande
mosquée de sanaa, au yémen. une grande quantité
de manuscrits de corans ont été découverts.
certains sont très anciens, probablement de la fin du vile
siècle. des échantillons des résultats
commencent à être publiés, bien timidement [11].
les versions de ces manuscrits présentent des particularités
intéressantes par rapport au texte aujourd'hui officiel. cela
concerne l'ordre des sourates, mais aussi certaines graphies.
la
tradition musulmane connaît depuis longtemps l'idée
selon laquelle le coran aurait été révélé
selon plusieurs - on dit le plus souvent « sept » -
façons de lire. le mot dont on se sert (ahruf] est l'un des
pluriels ambigus d'un mot lui-même ambigu, et il est difficile
de préciser de quoi il s'agit exactement. s'agirait-il de
voyelles ? les auteurs musulmans ont recueilli des volumes entiers de
« lectures » possibles de certains mots. ce n'est que par
exception qu'ils modifient le sens. en tout cas, les manuscrits de
sanaa présentent des variantes qui ne coïncident pas
toujours avec celles que la tradition accepte.
par
exemple, le même signe peut y noter les deux voyelles longues a
et i. rien n'empêche donc de prononcer certains noms propres
coraniques de la même façon que leurs équivalents
bibliques : abraham, comme lisait déjà ibn mas ùd
(p, 304 n. 8) et satan, et non plus ibrahim et shaytan. on comprend
aussi pourquoi le nom arabe de la torah (tawrâh) s'écrit
d'une façon telle qu'il faudrait prononcer tawriyah [12]
vaincu
par sa conquête
ii
importe aussi de se représenter la distance qui sépare
le contexte dans lequel écrivaient historiens et commentateurs
et celui dans lequel le coran a été écrit. entre
le vif et le ixe siècle, la situation des arabes a en effet
changé de façon radicale, et avant tout grâce à
l'islam. unifiant les tribus en une force unique, celui-ci a permis
en un siècle la conquête arabe. celle-ci est le plus
ancien fait historique que nous puissions constater sur la base de
témoignages contemporains des faits. de cette conquête,
nous ignorons les causes, et les ignorerons peut-être
toujours [13].
mais les résultats sont là : moins rapide que celle
d'alexandre le grand, elle fut plus vaste et surtout plus durable.
elle est sans cesse remémorée comme une success-story
miraculeuse, propulsant des bédouins faméliques d'une
vie misérable « de sable et de poux (raml waqaml)
à une opulence fantastique [14].
elle soumit les rivages méridionaux de la méditerranée,
et tout le moyen orient, y compris des régions de très
vieille culture comme la perse ou la mésopotamie.
or,
un paradoxe se présente. ce qui fut une bénédiction
pour ceux qui firent l'histoire devient le malheur de ceux qui
l'écrivent. le monde des débuts de l'islam fut oublié
par ceux qui bénéficièrent de son succès [15].
en effet, les musulmans ne se penchèrent sur leur passé
qu'à partir du vin' siècle, soit deux siècles
après les événements. et surtout, après
des changements d'une ampleur énorme. politiquement, d'abord :
deux révolutions, celles qui mirent au pouvoir les deux
dynasties omeyyade (661), puis abbasside (750). sans compter le
passage, à l'intérieur de la première, des
sufyanides au marwanides (685), qui fut l'occasion d'un coup de barre
capital : l'empire fut désormais administré en arabe,
et non plus dans la langue des peuples conquis et par les familles de
fonctionnaires déjà en place. il eut sa monnaie propre,
sans image et avec une inscription islamique. il revendiqua une
identité religieuse propre, symbolisée par le dôme
du rocher, à jérusalem (691) (p, 298-301). ce sont
d'ailleurs les inscriptions sur ce monument qui représentent
les plus anciens textes en style coranique que nous puissions dater -
« en style coranique », car ils ne coïncident pas
toujours exactement avec les lectures du coran que nous possédons
actuellement.
toutes
ces évolutions historiques ont arraché les musulmans au
contexte d'origine dans lequel le coran avait été
écrit. en particulier, les grammairiens et commentateurs ne
sont pas des arabes du hedjaz, mais des persans vivant à
bagdad. ils n'ont aucune idée de la société et
du système juridique de l'arabie d'avant l'islam. et ils ne
connaissent pas d'autre langue sémitique que l'arabe. leurs
interprétations continuent à guider celles des
contemporains. c'est donc faire un grand pas en avant que de dessiner
une image précise de leur univers intellectuel, afin de voir
de quel point de vue ils considèrent le texte qu'ils
commentent [16].
mais
un fait massif reste là, qui excuse bien des soupçons :
les plus anciennes sources musulmanes datées que nous
possédions sur l'histoire des débuts de l'islam ne
remontent pas à moins de deux siècles des événements
qu'ils prétendent raconter. en revanche, les quelques sources
non-musulmanes contemporaines des faits nous en présentent une
vue assez différente. ces sources sont depuis peu commodément
accessibles, grâce à un gros volume qui les recueille et
en donne une traduction anglaise [17].
le
cercle
quant
au coran, ses plus anciens manuscrits présentent un texte
réduit à un simple ductus, qui ne note que les
consonnes. encore est-il dépourvu des points diacritiques que
l'arabe écrit comporte aujourd'hui, nul ne sait exactement
depuis quand. l'ajout de ceux-ci, seuls ou par deux ou trois,
au-dessus ou en dessous de la ligne, permet de distinguer des
consonnes à l'écriture identique. par exemple, les cinq
consonnes b, t, th, n, et y sont représentées par un
simple décrochage qui indente une ligne continue. les signes
indiquant les voyelles brèves ne seront ajoutés que
bien après.
«
on ne sait pas vraiment sur l'initiative de qui, quand et dans
quelles circonstances précises furent établies les
règles de ponctuation et de vocalisation car plusieurs
traditions contradictoires existent sur ce sujet, et l'on parle
d'autres personnes qui furent les premières à
introduire les points et les voyelles au-dessus et au-dessous des
caractères » (p, 296, 458-460). a haute époque,
ceux qui indiquent les deux voyelles longues a et i
sont encore, soit omis, soit remplacés par une simple
indentation. l'ambiguïté qui en résulte est
extrême.
on
suppose à l'accoutumée qu'une tradition orale continue
permettait de la dissiper. luxenberg montre qu'il n'en est rien :
l'existence d'une tradition de ce genre rendrait incompréhensibles
bien des récits dans lesquels mahomet se déclare
incapable d'expliquer certains versets, ou donne son aval à
plusieurs lectures différentes (l, 19s., 61, 63, 226). prémare
aboutit à la même conclusion : le contexte de la
formation du coran est celui d'une culture de l'écrit : «
nous ne sommes pas ici dans un univers de traditions orales, mais
dans un univers de scribes compositeurs » (p, 312 et cf. 322,
337).
les
commentateurs prétendent éclairer les versets à
partir du contexte dans lequel ils auraient été révélés
(asbâb al-nuzûl). or, nous ne savons rien, ce qui
s'appelle savoir, des circonstances en question. il se peut fort bien
qu'elles aient été inventées justement pour
rendre compte de textes devenus incompréhensibles : les
ouvrages islamiques « pour une large part, bâtirent cette
biographie [de mahomet] en vue d'expliquer différents passages
du coran » (p, 10). de la sorte, ce sont les bizarreries du
texte coranique qui expliquent les récits qui sont venus les
enrober, plutôt que l'inverse.
les
œuvres des poètes antérieurs à l'islam
constituent une autre référence des commentateurs.
ceux-ci essayent d'expliquer des termes coraniques par leur usage
chez les anciens poètes païens ou chrétiens. il
faut d'abord accorder que ces textes remontent bien à haute
époque, ce qui est loin d'être démontré
(p, 251). c'est ce qu'a rappelé taha hussein dans un essai qui
fit scandale en son temps, sur la poésie antéislamique
(1927). ensuite, il arrive souvent qu'on explique ainsi l'obscur par
le plus obscur : on interprète un passage d'un poème
anté-islamique à la lumière du texte du coran
que l'on veut élucider (l, 13s., 210).
le
recours aux lexicographes et grammairiens arabes nous entraîne
dans un nouveau cercle. ceux-ci font entrer dans leurs compilations
des acceptions tirées d'interprétations du coran. les
dictionnaires arabes comportent encore des entrées qui ne font
que consacrer un contresens (l, 88, 113, 153, 170).
sortir
du cercle
la
méthode de c. luxenberg est purement philologique, elle
consiste à expliquer les passages obscurs du coran sans faire
confiance aux commentateurs, grammairiens et lexicographes. cela ne
veut pas dire qu'il les ignore, car il y renvoie constamment. cela
veut dire qu'il les utilise à rebrousse-poil.
tout
dépend en effet de savoir en quelle langue le coran est écrit.
en arabe, comme il le dit lui-même ? certes. mais quel arabe?
la discussion est déjà ancienne. s'agit-il de la langue
commune qui rendait possible les joutes littéraires des poètes
anté-islamiques (nöldeke) ? ou d'une langue métisse
avec une forte proportion d'éléments du dialecte
mekkois (vollers, p. kahle) [18]
?
pour
luxenberg, l'arabe du coran n'est certainement pas l'arabe officiel,
tel qu'il sera constitué par les grammairiens des siècles
suivants (l, 101). il s'agit d'une langue intermédiaire,
résultat d'un mélange entre l'arabe et le syriaque qui,
depuis plusieurs siècles, constituait la langue de culture
dans l’espace syro-irakien (l, 299). À tel point que
jusqu'au toponyme la mekke a une étymologie araméenne :
la ville basse [l, 300).
les
grammairiens raisonnaient à partir de l'arabe classique dont
le coran était d'ailleurs supposé constituer le chef
d’œuvre inimitable. ils cherchaient donc à expliquer des
tournures qui sont en fait, non pas du mauvais arabe, mais du bon
syriaque (l, 41, 118). luxenberg se reconnaît dans ce domaine
un précurseur en la personne d'alphonse mingana, lui-même
chrétien oriental, qui avait attiré l'attention sur les
tournures syriaques dans le coran dans un article qui semble ne pas
avoir attiré l'attention [19].
luxenberg
propose donc une méthode en plusieurs étapes [l,
10-15). on ne passe à la suivante que si la précédente
n'a pas permis d'élucider un passage obscur. face à un
tel passage, on cherchera successivement : 1) chez les commentateurs
musulmans, des interprétations non retenues par les
traducteurs occidentaux; 2) dans les dictionnaires arabes
classiques, des sens négligés par les commentateurs ;
3) des racines syro-araméennes homonymes aux racines arabes
mais dont le sens est différent de celles-ci. 4) on examine
ensuite le ductus sans tenir compte des points diacritiques en
restant dans le registre arabe; 5) on applique la même méthode,
mais en cherchant une racine syro-araméenne ; 6) on
retraduit l'arabe en araméen et examine la sémantique
au niveau de celui-ci; 7) on cherche des sens méconnus de
l’arabe dans les dictionnaires syriaque-arabe du xi° siècle.
enfin, 8) on cherche si de l'arabe authentique n'aurait pas été
orthographié à la syriaque.
les
résultats
l'application
de cette méthode confère aux textes un sens plus
convaincant. les phrases se coulent plus harmonieusement dans leur
contexte. bien des détails bizarres venant comme des cheveux
sur la soupe, s'évanouissent. il me faut en donner ici
quelques exemples. je ne puis fournir que les résultats, sans
présenter le raisonnement toujours érudit et souvent
subtil qui y mène et qui seul les rend plausibles. le danger
de ce procédé est de donner une impression
d'arbitraire. on sera bien inspiré de ne pas se hâter de
réfuter luxenberg en se fondant sur ma présentation
nécessairement mutilée.
je
présenterai d'abord la traduction française la plus
sérieuse, celle de régis blachère, puis je
traduirai de l'allemand celle de luxenberg, en mettant en italique
les mots dont il restitue le sens à partir du syro-araméen.
abraham
est sur le point de sacrifier son fils (xxxvii, 103-104) :
or
quand ils eurent prononcé lesalam
et qu'il eut placé l'enfant front
contre terre...
quand ils eurent fini
(de préparer le bûcher) et qu'il
(abraham) l'(sonfils) eut (placé) attaché
sur lebûcher
(l, 148).
dans
la sourate de marie, jésus à peine né s'adresse
à sa mère pour la consoler (xix, 24) :
mais
l'enfant qui était à ses piedslui
parla : ne t'attriste pas ! tonseigneur
a mis à tes pieds un ruisseau.
ii l'appela dès
après son accou-chement : ne t'attriste
pas ! tonseigneur a rendu ton accouche-ment légitime (l, 120).
enfin,
une meilleure compréhension des outils syntaxiques permet de
restituer dans son articulation logique une période entière.
en voici une, qui figure en xii, 116-117 :
parmi
les générations qui furent avant
vous, pourquoi les gens depiété
qui interdirent le scandalesur
la terre et que nous sau-vâmes,
ne furent-ils que peunombreux,
alors que les injustessuivirent
le luxe où ils vivaient etfurent
coupables ? ton seigneur n'était
pas capable de faire injus-tement
périr ces cités alors queleurs
habitants pratiquaient lasainteté,
si, parmi les
générations qufurent avant vous, il n'y avait paseu que peu d'(hommes)
vertueux-desquels nous avons sauvéquelques-uns - afin de résister aumal sur la terre, de sorte que
ceuxqui prévariquaient
persévérèrentdans leurs débordements
etfurent pécheurs, alors,
toiseigneur ne serait pas
venu pouranéantir les villes, si leurs
habi-tants avaient été
justes (l, 189).
de
la sorte, l'allusion au récit biblique devient plus claire
abraham marchande avec yhwh (genèse, 18, 23-32), il s'avère
que sodome n'abritait même pas dix justes, ce pour
quoi
yhwh la détruit (ib., 19, 24s.), mais épargne lot et sa
famille (ib., 19, 16) (l, 190).
adieu
aux houris
luxenberg
examine à fond un exemple particulièrement intéressant,
quoique le résultat de son enquête soit négatif.
tout
le monde connaît les houris, les vierges du paradis qui
alimentent tant de fantasmes. leur existence n'est d'ailleurs pas
sans poser quelques difficultés. les textes eux-mêmes ne
sont pas
clairs, à commencer par le mot « houri » lui-même.
il vient de hùr in, communément compris comme
signifiant « blanches "quant aux" yeux». or, de
beaux yeux ne sauraient être blancs. seuls ceux des aveugles le
sont (xii, 84). les commentateurs expliquent que le blanc des globes
fait ressortir le noir des iris (l, 232). avec cette logique, on dira
que marilyn monroe était brune, quand sa peau bronzée
faisait ressortir le blond de ses cheveux... quant à la
cohérence du texte, il est dit que les croyants entreront au
paradis avec leurs épouses (xxxvi, 56; xliii, 70), des épouses
terrestres, donc. les pauvres devraient-elles tenir la chandelle
pendant que leurs maris s'ébattent avec les houris ? (l, 229).
les
chrétiens tirent souvent argument des houris pour reprocher
aux musulmans leur paradis grossièrement matérialiste.
certains musulmans s'en tirent en allégorisant discrètement.
d'autres, comme avicenne, rétorquent que le paradis promis aux
chrétiens - la vision de dieu - pourrait certes convenir à
un peuple de philosophes, mais qu'il est trop pâle pour motiver
des guerriers et qu'il faut au peuple du tangible [20].
luxenberg
ne craint pas de désespérer billancourt et nettoie le
coran de ce qu'il considère comme indigne de lui. À
propos d'un passage communément compris comme signifiant que personne
n'a défloré les houris, on lit un des très rares
passages qui, dans ce livre froid, trahissent une émotion : «
quiconque lit le coran en y comprenant un tant soit peu quelque chose
ne peut s'empêcher, à ce passage, de se prendre la tête
dans les mains. ce n'est pas la seule ignorance qui est ici
responsable. il faut déjà une bonne dose de culot, dans
un livre saint, ce qu'est le coran, pour s'imaginer quelque chose de
tel et pour le prêter au coran. nous voulons donc nous efforcer
de restituer sa dignité au coran » (l, 249 et voir aussi
225, 259, 275).
sous
le traitement philologique de luxenberg, les prétendues houris
s'évanouissent. les passages que l'on interprétait en
ce sens s'avèrent parler non de femmes, mais de... raisins
blancs.
mettons
une fois de plus en parallèle les traductions reçues et
celles de luxenberg. ainsi, xliv, 54 et lu, 20 :
nous
les aurons mariés à deshouris
aux grands yeux.
nous les installerons
confortable-ment sous des (raisins)
blancs, (clairs)
comme le cristal (l, 226).
ce
passage me permet de donner un exemple pas trop technique de la
méthode de luxenberg. « nous les avons mariés »
traduit zawwajnâhum. luxenberg suppose rawwahnâhum,
dont le ductus ne se distingue de celui du premier mot que par des
points diacritiques absents des manuscrits. le mot fut lu à
partir de la conjonction (bi-) qui suit, et suggéra le verbe «
marier », lequel régit cette conjonction. mais la même
conjonction, en syriaque, signifie entre autres « parmi, sous.
»
ou
encore ii, 35 :
[dans
ces jardins, ils auront] desépouses
purifiées.
[...] toutes espèces
de (fruits) purs(l, 242).
xxxvii,
48-49 :
près
d'eux seront des [vierges]aux
regards modestes, aux [yeux]grands
et beaux et qui serontcomme
perles cachées,
pour eux (seront à leur
disposi-tion) (pour qu'ils les cueillent)
desfruits pendants (des raisins),
(tels)des joyaux, comme s'ils
étaient des
perles(encore) enferméesdans la coquille (l,
243).
en
fait de joies paradisiaques, le coran ne connaît donc que le
boire et le manger, rien de plus (l, 247). il ne s'écarte pas
sur ce point de la symbolique du banquet eschatologique, présent
dans les Écritures antérieures. voire, il reprend avec
précision une imagerie courante en orient chrétien, en
particulier dans les hymnes sur le paradis d'un auteur qui était
très lu dans le milieu d'origine du coran, le père de
l’Èglise syriaque s. ephrem de nisibe (l, 234s.).
des
heures arabes
on
a depuis longtemps mis en rapport le coran ave monachisme, tel qu'il
existait à l'époque de mahomet et dans son milieu. la
légende musulmane a parlé du moine bahira qui aurait
découvert les signes d'une mission prophétique chez
mahomet encore enfant [21].
la contre-histoire chrétienne, dès jean damascène
(vers 650-750), a fait valoir que mahomet aurait fréquenté
un moine arien, qu'il ne nomme pas, et qui lui aurait tout soufflé [22].
on a pu interpréter comme l’aveu d’un emprunt le passage
suivant « certes nous savons que [les infidèles]
disent : « cet homme a seulement pour maître un
mortel ! » mais la langue de celui auquel ils pensent est
[une langue] barbare, alors que cette prédication est [en]
claire langue arabe» (xvi, 105). luxenberg garde une tradition
analogue, mais en se fondant sur un verbe syriaque (l, 87-90).
en
tout état de cause, le coran contient, outre des critiques
envers les moines (ix, 31) des mentions qui leur sont favorables (v,
82). il semble enfin que le fameux verset de la lumière (xxiv,
35-37) décrive une lampe de couvent, selon une thématique
familière aux poètes antéislamiques [23].
le
coran tel que le restitue luxenberg s'avère contenir des
allusions à des prières chrétiennes, pour ne pas
dire des citations de celles-ci. il convient de signaler que
l'hypothèse avait déjà été avancée
par un autre savant allemand auquel, curieusement, luxenberg ne fait
pas la moindre allusion, günter lüling. le livre de cet
outsider avait été publié à compte
d'auteur, et n'avait que peu attiré l'attention [24].
reste qu'il proposait de voir dans plusieurs sourates des hymnes
chrétiennes antérieures à mahomet, et «
islamisées » ensuite par des rédacteurs plus
tardifs. parmi celles-ci, il en est que luxenberg n'examine pas,
comme la lv ou la lxxx. mais il y a aussi la xcvi, qu'il examine. et
l'hypothèse philologique sous-jacente - ne pas tenir compte
des points diacritiques - est analogue chez les deux auteurs.
voici
en tout cas la courte sourate 108, selon la traduction de r.
blachère, puis selon celle de luxenberg.
en
vérité, nous t'avons donné l'abondance.
prie donc en l'hon-neur
de ton seigneur et sacrifie ! en
vérité, celui qui te hait setrouve
être le déshérité !
nous t'avons
donné la (vertu de)constance. prie donc ton seigneuret persévère (dans
la prière) ! tonadversaire (satan)
est alors levaincu
(l, 275).
on
reconnaît une adaptation d'un passage du nouveau testament, la
première épître de s. pierre : «[...] votre
partie adverse, le diable, comme un lion rugissant, rôde,
cherchant qui dévorer. résistez lui, fermes dans la foi
[...] » (5, 8s.). le verset est d'autant plus intéressant
qu'il a été repris dans le livre de prière des
moines, dans l'office du soir, les compiles.
selon
la tradition musulmane, la sourate 96 fut la première à
avoir été révélée par l'ange
gabriel. voici à nouveau la traduction de blachère [25]
et celle de luxenberg.
prêche
au nom de ton seigneurqui
créaqui
créa l'homme d'une adhérenceprêche
!, ton seigneur étant letrès
généreux qui enseigna par lecalameet
enseigna à l'homme ce qu'ilignorait.
prenez garde ! l'hommeen
vérité est rebelle
parce qu'il se passe de tous. a
ton seigneur pourtant tu retourneras. penses-tu que celui qui
défendà
un serviteur [d'allah] de prier,penses-tu
qu'il soit dans la directionou
qu'il ordonne la piété ?penses-tu
[au contraire] qu'il crie au mensonge et se détourne [de la
vole droite] ? ne sait-il pasqu'allah
le voit ?qu'il
prenne garde ! s'il ne s'arrête, en vérité,
nous le traînerons [en enfer] par le toupet de son
front,toupet
menteur et pécheur !qu'il
appelle son clan !nous
appellerons les archanges.prends
garde ! ne lui obéis pas !prosterne-tol
et rapproche-toi [d'ailah] !
invoque le nom de ton seigneur, qui a créé, qui a créé
l'homme(d'argile)
collante; invoque ton seigneur digne qu'on
l'honore, quia
enseigné par le calame (l'Écriture)à
l'homme ce qu'il ne savait pas du tout. certes, l'homme
oublie,quand
il voit qu'il s'est enrichi,que
(cela) se ramène à ton seigneur.quand
tu en vois un, qui (veut) empêcher (de prier)un
serviteur (de dieu), quand il prie,crois-tu
qu'il est sur le droit cheminvoire
qu'il a de pieuses pensées ?(mais)
situ crois qu'il renie (dieu)et
se détourne (de lui),ne
sait-il pas que dieu voit tout ?s'il
ne cesse pas, nous punirons l'adversaire, l'adversaire qui
renie et pèche !invoque-t-il
ses idoles,c'est
un (dieu) passager qu'il invoquera !tu
ne dois pas du tout l'écouter, mais rends ton culte
et communie
(l,
293-296).
d'autres
sourates, comme lxxiii et lxxiv, rendent un son analogue. on peut les
lire comme des exhortations à la prière, en particulier
à la prière du soir, qui constitueraient ainsi une
sorte de règle monastique (l, 276).
la
nature du coran
ii
s'ensuit une conséquence capitale quant à la nature
même du coran, pris dans son ensemble.
le
coran était ce que son nom dit très précisément,
une fois qu'on le comprend à partir du syriaque : un
lectionnaire(l, 56, 79), c'est-à-dire une anthologie
de passages tirés de livres saints préexistants et
adaptés en langue vernaculaire, anthologie faite pour la
lecture liturgique (l. 275). c'est ce qu'affirme le début de
la sourate xii, qui raconte l'histoire de joseph (genèse, 37-50),
si on la traduit comme le fait luxenberg : « voici les versets
de l'Écriture expliquée ; nous l'avons fait
descendre comme un lectionnaire arabe, afin que vous
puissiez comprendre. » (xii, 1-2) (l, 80s.) ou encore xli,
3 : « Écriture que nous avons traduite comme un
lectionnairearabe » (l, 96). ou enfin lxxv, 17- 18 : «
il nous incombe de le (le coran, le lectionnaire) compiler (à
partir d'extraits de l'Écriture) et de l'exposer (en
enseignant). si nous l'avons exposé (en enseignant), suis son
exposé (c'est-à-dire la façon dont il t'a été
enseigné) » (l, 97).
«
si coran signifie à proprement parler lectionnaire, on est
autorisé à admettre que le coran ne voulait être
compris comme rien d'autre qu'un livre liturgique avec des textes
choisis de l'Écriture (ancien et nouveau testaments), et
nullement comme un succédané de l'Écriture
elle-même, c'est-à-dire comme une Écriture
indépendante. d'où les nombreuses allusions à
l'ecriture, sans la connaissance de laquelle le coran pourrait
sembler à son lecteur être un livre scellé de
sept sceaux » (l, 79).
le
livre par excellence dont il est question bien des fois, la «
mère du livre » (iii, 7 ; xiii, 39 ; xliii, 4),
c'est-à-dire le texte original, n'est autre que la bible
elle-même. luxenberg traduit ainsi iii, 7 : « c'est lui
qui a fait descendre sur toi le livre. une de ses parties
consiste en versets précis, qui (sont quasiment)
l'Écriture originale (elle-même), et (une partie) en
d'autres (versets) de même sens. » (l, 82) ii se
peut que ce qui est vise ici soit l'Écriture canonique et ce
qui lui ressemble, a savoir les textes apocryphes (l, 83).
on
notera une conséquence capitale : si luxenberg a raison, le
coran ne prétendait pas remplacer la bible, mais en fournir
une version intelligible aux arabes de l'époque. il ne se
présentait donc pas comme une révélation
immédiate (l, 100). de la sorte, la doctrine de la dogmatique
islamique postérieure selon laquelle une révélation
serait «abrogée» (naskh) et «
remplacée » (tabdîl) par une révélation
postérieure (l'Évangile remplaçant la torah),
jusqu'à la révélation définitive
coïncidant avec l'islam, perdrait son fondement.
le
milieu d'origine
la
question qui se fait jour est alors celle du rapport des textes
coraniques avec la personne de mahomet et les événements
racontés dans sa biographie traditionnelle. ce rapport, qui
semble massif, a dans le coran lui-même des bases textuelles
fort ténues. rappelons par exemple que les noms autour
desquels tourne la biographie de mahomet n'y figurent que rarement :
la mecque une seule fois (xlviii, 24) - et non pas jamais, comme
a.-l. de prémare l'écrit par distraction
(p,
101 n. 42), yathrib (plus tard médine) une seule fois (xxxiii,
13s.), les quraysh une seule fois (cvi, 1) (p, 69), le nom même
de muhammad deux fois (iii, 144 ; xlvii, 2). toutes les autres
identifications relèvent de la tradition postérieure.
on a formulé à ce propos des soupçons qui
peuvent paraître relever de l'hypercritique, mais qui ne sont
pas totalement en l'air.
ainsi,
le cadre même de l'histoire de l'islam primitif ne va pas de
soi. par exemple, en ce qui concerne la base de départ des
conquêtes, yathrib (p, 99-104). la biographie de mahomet nous
parle des trois tribus juives de médine (nom postérieur
de yathrib) avec lesquelles il dut composer avant de les chasser ou
de les massacrer. or, aucune source juive ne signale la présence
d'une communauté dans cette ville. le centre de gravité
réel de cette histoire aurait-il été les confins
nord du désert d'arabie ? et ce ne serait qu'en un second
temps qu'il aurait été comme « descendu »
vers le sud [26].
certains indices le suggèrent. par exemple, les trois déesses
païennes mentionnées dans les fameux « versets
sataniques » sont bien attestées dans l'épigraphie
jordano-syrienne, alors que nous n'avons rien de tel dans le hedjaz
(p, 234 n. 20).
le
personnage central de la geste n'est pas non plus si clair. jusqu'au
nom de celui que nous appelons mahomet : le mot muhammad est
pour la grammaire un participe passif à sens d'adjectif : «
loué ». ne serait-il qu'une épithète qui
aurait fait oublier le vrai nom du chef des conquérants [27]?
il
se pourrait que certains textes soient en fait antérieurs au
prophète, qui les aurait simplement repris comme des
citations. on l'a déjà soupçonné pour
certains textes brefs, comme les deux dernières sourates, qui
sont des formules magiques (p, 271). en serait-il de même pour
les textes liturgiques dégagés par luxenberg ?
s'il
en était ainsi, la question du cadre concret (sitz im
leben) du coran se reposerait à nouveaux frais. quelle
communauté faut-il supposer comme milieu de la rédaction
de tout ou partie du coran ? luxenberg mentionne la possibilité
d'une origine judéo-chrétienne à titre
d'hypothèse (l, 296), mais il se refuse à franchir les
bornes de la pure philologie.
l'hypothèse
n'est pas nouvelle. il semble qu'elle ait été lancée
au début du xxe siècle par le grand historien
protestant des dogmes chrétiens a. von harnack. elle fut entre
autres reprise par hans-joachim schoeps, l'historien juif du
judéo-christianisme, qui conclut un paragraphe sur « les
éléments ébionites dans l'islam », et avec
lui tout son livre, par une phrase soulignée : « il
résulte de cela un paradoxe d'une envergure vraiment à
la mesure de l'histoire du monde : le fait que le
judéo-christianisme, s'il a bien disparu de l'Église
chrétienne, s'est maintenu dans l'islam et se prolonge dans
certaines de ses impulsions directrices jusqu'à nos jours [28].
» je rappelle ici que le savant israélien s. pinès
a cru retrouver les traces de milieux judéo-chrétiens
qui auraient survécu jusqu'au ixe siècle en terre
d'islam [29].
quant
au contenu doctrinal, la conception que le coran se fait du christ
rappelle en effet la christologie des judéo-chrétiens.
en revanche, il reste une grosse difficulté : nous n'avons pas
de traces d'un lien direct entre le groupe judéo-chrétien
expulsé de jérusalem vers 66 et les événements
situés six siècles plus tard.
quoiqu'il
en soit de ces spéculations, les livres de a.-l. de prémare
et de c. luxenberg se complètent. le premier redonne toute son
épaisseur chronologique et humaine au processus de formation
des textes fondateurs de l'islam. le second propose une méthode
de lecture desdits textes, et la rend plausible par des résultats
parfois spectaculaires. je suis bien incapable de prédire ce
qui, du livre de luxenberg, sera l'objet du consensus des savants et
ce qu'il faudra en rejeter comme trop aventureux. il se pourrait en
tout cas qu'un pas en avant capital ait été réalisé.
[*] ndlr : rémi
brague rend ici compte d'un ouvrage signé de christoph
luxenberg. il nous a paru intéressant par les problèmes
de langue (et de traduction) qui intéressent la compréhension
et l'interprétation du coran. il a connu un retentissement
mondial qui se signale tant par des débats internes aux
Études coraniques que
par des répercussions idéologiques dont la présentation
et a fortiori la synthèse excéderaient l'objet comme
les objectifs de texto!.
notes
1
je
cite : l, suivi du numéro de la page.
2
mon
moteur de recherche sur internet ne connaît aucune page en
français dans laquelle le nom de c. luxenberg soit mentionné,
contre plusieurs dizaines en allemand et anglais. je dois moi-même
la connaissance du livre à une mention rapide dans un article
de c. gilliot paru dans notre histoire, 195 : « l'islam dans
son texte. le coran », 2002, p.25.
3
pour
un premier compte rendu, voir r. nabielek, « weintrauben statt
jungfrauen aïs paradiesische freude : zu einer neuen lesart des
korans und ihrem stellenwert innerhalb der modemen koranforschung »,
iriformationsprojektna.herundmittlererosten., 23-24, 2000, p. 66-72.
4
voir
carlyle, on heroes. hero-worship, and the heroic in history (1843),
ch. 2, éd. everyman, 1908, p. 299.
5
the qur’an. translated, with a critical rearrangement of the
surahs, edimbourg, 1937 et 1939, 2 vol.
6
r. blachère, le coron. traduction selon un essai de
reclassement des sourates, paris, maisonneuve, 1949-1950, 3 vol.
xv-1240 p.
7
7. der koran. Übersetzung, stuttgart et al., kohlhammer, 1962,
524 p.
8
john e. wansbrough, quranic studies. sources and methods of
scriptural interpretation, oxford, oxford university press, 1977,
xxvi-256p.
9
john burton, the collection of the quran, cambridge, cambridge
university press, 1977, vii-273 p.
10
je
cite : p, suivi du numéro de la page.
11
gerd
r. puin, « observations on early qur'an manuscripts in san'a
», s. wild (éd.), the qur'an. as a text, leyde,
brill, 1996, p. 107-111 ; h.-c. graf von bothmer, k.-h. ohlig, g.-r.
puin, « neue wege der koranforschung », magazin
forschung (universität des saarlandes) 1, 1999, p. 33-46.
12
puin,
dans op. cit., p. 40a.
13
voir fred mcgraw donner, the early islamic conquests, princeton,
princeton university press, 1981, p. 267-271.
14
al-amiri, al-iclàm, p. 173s., cité dans t. nagel,
stoat und glaùbensgemeinschaft im islam. geschichte der
politischen ordnungsvorstellungen der muslime, zurich et munich,
artemis, t. 1 : von den anfängen bis ins 13. jahrhundert, 1981,
p. 57-58 ; p. crone et m. hinds, god's caliph. religious authority
in the first centuries of islam, cambridge u.p., 1986, p. 105.
15
voir les réflexions de méthode de p. crone, slaves on
horses : the evolution of the islamic polity, cambridge u.p., 1980,
p. 3-17.
16
voir
c. gilllot, exégèse, langue et théologie en
islam : l'exégèse coranique de tabari (m. 311 /923),
paris, vrin, 1990, 320 p.
17
voir robert g. hoyland, seeing
islam as others saw it. a survey and evaluation of christian, jewish
and zoroastrian writings on early islam, princeton, the darwin
press, 1997, xviii-872 p.
18
voir
nabielek, loc. cit. , p. 70b.
19
a.
mingana, syriac influence on the style of the kur'an »,
bulletin of the john rylands library, 2, 1927, p. 77-98.
20
avicenne, epistola sulla vita futura, éd. f.
lucchetta, padoue, antenore, 1969, p. 94-96.
21
voir encyclopaedia of islam, s.v. bahira, t. 1, 922a-923;
22
jean
damascène, sur les hérésies, 100 [pg,
94, 764a] éd. b. kotter, die schriften des johannes v.
damaskos, berlin et al. de gruyter, t. 4, p. 60 ;
français r. le coz dans Écrits sur l'islam
cerf, 1992, p. 210s.
23
voir encyclopaedia of islam, s.v. rahbaniyya, t. 8, 397a.
24
24. g. lûling, Ûber den ur-qur'an. ansàtze
zur rekonstruktion vorislamischer christlicher strophenlieder im
qur'an, erlangen, h. lûling, 1974, xii-542 p. pour des
recensions en français, voir m. rodinson, der islam,
54, 1977, p. 321-325 et c. gilliot, arabica, 30, 1983, p.
16-37.
25
25.
blachère divise la sourate en deux morceaux, les cinq
premiers verset et la suite ; voir p. 9s. et 91s.
26
hypothèse de m. cook et p. crone, hagarism. the
making of the islamic empire,
cambridge university press, 1977, p. 24s.
27
hypothèse de a. cheikh moussa rapportée dans j.
chabbi, le seigneur des tribus. l'islam de mahomet, paris,
noêsis, 1997, p. 572 n. 400.
28
a. v. hamack, lehrbuch der dogmengeschichte, vol. 2 : die
entwicklung des christlichen dogmas, i, 4, tùbingen,
1909, p. 537 ; h.-j. schoeps, théologie und geschichte des
judenchristentums, tùbingen, mohr, 1949, «
ebionitische elemente im islam », p. 334-342, cit. p. 342 ;
voir aussi l'article touffu de m. p. roncaglia, « Éléments
ébionites et elkasaïtes dans le coran »,
proche-orient chrétien, 21, jérusalem,
1971,p.101-126.
29
voir
les articles recueillis dans le t. 4 de ses collected works :
studies on the history of religions, jérusalem, magnes
press, 1996, p. 211-486.
vous pouvez
adresser vos commentaires et suggestions à: rbrague@univ-paris1.fr
© septembre 2005 pour l'édition
électronique.
référence
bibliographique: brague, rémi. le
coran : sortir du cercle ? texto ![en ligne]. septembre 2005, vol. x, n°3. disponible sur :
<http://www.revue-texto.net/parution/cr/brague_cr.html>.
(consultée le ...).
Acceuil
suivante
le coran : sortir du cercle ? Apprendre le français en France : étudiants adultes - sortir Apprendre le français en France : étudiants adolescents - sortir ... Organisation soiree evenementielle avec Sortir à Paris AGEIA va sortir son propre benchmark Vidéo "comment ne pas sortir sa voiture du garage" de gigistudio ... Sortir sur niort en Poitou-Charentes Sortir annuaire The last stop Violences conjugales, comment en sortir ?, Lien Social Où sortir cette semaine dans l'Oise tour de France pour sortir du nucléaire Agenda - Sortir à Perpignan Perpignan la Catalane, Perpinyà la ... sortir - Vidéos - Ma-Tvideo France3 La rue, s'en sortir ensemble ? - Amour et vie de couple - FORUM On ... Evènements, manifestations et spectacles en Isère : sortir en ... Solidarité & Progrès - Sortir de notre tragique pétaudière (Compte ... Sortir de l'ombre : la tradition civiliste au ministère de la ... Sortir à la Rochelle Croissy-sur-Seine - Sortir en Ile de France ANNUAIRE d'Artistes et de Createurs/Expositions/Evenements ... Le rĂ©seau "Sortir du nuclĂ©aire" dĂ©nonce une confusion de ... Sortir d'une secte. IAM va sortir une BD intitulée Impérial Asiatic Men - BD, Creation ... Inf'OGM - OGM : onze propositions du Sénat pour « sortir de l ... guide tourisme sortir et visite de sites touristique sortir SORTIR à Paris MCB, salon Mondial Coiffure Beauté, Paris Sortir sur sens en Bourgogne Portail ISIS : Inconnu et Spiritualité Sortir hors de son corps Portail ISIS : Inconnu et Spiritualité - Boutique ésotérique ... Jeuxvideo.TV : cod 4 bug : sortir de la map FRAPPE + tutorial ... ON VA S'EN SORTIR : 100% lensois et Valenciennois BioEco - Comment sortir du nucléaire ? sortir la carte La Belgique va-t-elle enfin sortir de la crise ? - ARTE Sortir : les meilleurs sites classés par Weborama. Sortir sur beauvais en Picardie Sortir - Annuaire EUROPE 1 - sport - Nallet veut sortir ses griffes face aux Pumas Java Mustang bêta va sortir du corral Google compte sortir le chéquier au Portugal Bonduelle veut enfin sortir de sa boîte Université Catholique de Lille Agenda Sortir Sortir, se restaurer Les Verts - Maîtriser l’énergie, sortir du nucléaire : Le ... Comment sortir de la sand box google et retrouver son etat de ... basket - Pro A : Strasbourg veut sortir des starting-blocks ... Les Ukrainiens votent pour sortir de l'impasse Sortir du nucléaire - Wikipédia Addiction jeux internet - comment en sortir? - Yahoo! Questions ... S'en sortir? - Yahoo! Questions/Réponses Réflexions... en toute indépendance - Côte d’Ivoire : comment ... L1 / SOCHAUX - AUXERRE :Sortir du rouge - Yahoo! Sport Sortir — Université de Mulhouse Colmar Alsace Sortir du développement durable - Les Dossiers du Net DNF - (Question-réponse) Peut-on sortir hors de l'entreprise ... Sortir à Paris - Deedee Sortir... en province ! - Deedee Sortir à Toulouse - FORUM Toulouse.fr SORTIR DU NUCLEAIRE CORNOUAILLE - nukleel nann trugarez ! Satellit Café : L'Humanité : Des idées pour sortir RATP Transports en île de France : Sortir (généalogie, cinéma ...